Chapitre 1 : Les ponts de Culan
LES PONTS DE CULANLe Vieux Pont de Culan est, évidemment, le point central de toute découverte de l’Arnon parce qu’on y reçoit d’emblée toutes les promesses que la vallée va tenir : les grands rochers de l’aval et les larges prairies de l’amont, les dentelures des versants, le chant insistant et faussement monotone de l’eau, et en prime, ce qui ne serait pour beaucoup que les éléments d’un pittoresque un peu convenu mais qui est pour d’autres la clé d’une boîte aux souvenirs sans pareille, l’énorme château, les toits anarchiques de la petite ville, le pont bosselé, fatigué et pataud. Le péage du pont rapportait peu, et l’amiral de Culan, seigneur du lieu, en avait abandonné peu généreusement les revenus aux six chanoines qu’il venait alors d’établir en chapitre. Que ce soit à Culan, à Saint-Christophe ou à Vesdun, les péages de la seigneurie avaient pu être d’un bon revenu avant la « Guerre Anglaise ». Mais celle-ci avait disloqué les réseaux routiers traditionnels. Les péages étaient désormais maintenus comme droits « recognitifs de seigneurie » (en français d’aujourd’hui, nous dirions « pour le standing »). D’ailleurs, il était facile de les contourner : ne disait-on pas ici d’un paysan naïf qu’il était « bête à payer piage » ?Le Vieux Pont de Culan n’est pas « romain », il est vieux, simplement. Deux de ses arches datent des dernières années du XVIIe siècle, une du début du XIXe et la quatrième, de 1945. Il a été jadis au cœur de la sociabilité culanaise. Ses abords ont été si fréquentés qu’ils sont encore emplis de silhouettes que les seuls les vieux croiraient presque avoir aperçues. Souvenirs de souvenirs en fait : les aubergistes « A la Garde de Dieu » qui logeaient « à pied et à cheval », le maréchal et le charron, les artilleurs venus faire boire leurs chevaux à l’étape, les gamins à qui les maçons donnaient deux sous pour avoir tiré de la rivière et tamisé soigneusement une brouettée de sable, la laveuse de tripes… Un rejet de coudrier à la main, superbement indifférents à la bonne plombée et au bambou refendu des adultes, les enfants étaient heureux de leurs pêches mirifiques dans les remous savonneux et moirés où les lavandières laissaient dériver les draps.Un jour de juin 1944, peu avant l’arrivée d’une colonne allemande, la ville aux trois point fut ébranlée par une série d’explosions : le point « romain » avait perdu une arche et le pont neuf (celui de la route de Montluçon), belle mais froide réalisation de la monarchie de Juillet, sur lequel on avait longtemps donné le bal de la fête du Pont, en avait perdu trois. Seul le viaduc du Chemin de Fer avait été épargné. Culan fut long à se remettre de l’épisode. Après avoir défoncé la clôture d’un jardin, on dut remettre en service le gué où enfoncèrent parfois les grotesques « gazogènes » et les lourds camions de l’armée américaine. Il fallait alors faire appel aux dépanneurs locaux, Marel et Véqui, les bœufs de la Grange de Nohant, de puissants salers et les derniers bœufs de la commune. Le Vieux Pont restauré, la vie parut reprendre comme avant, mais ce n’était qu’illusion : en une dizaine d’années, les dernières laveuses et la dernière gardeuse de chèvres disparurent, les broussailles couvrirent les pentes de la Garde-de-Dieu que les ânes parcouraient avec aisance et la dernière voiture à cheval traversa la rivière, sans que, bien sûr, personne ne soupçonnât qu’elle était la dernière. Le Vieux Pont de Culan conserva toutefois un des rôles qui lui était dévolus depuis la fin du XIXe siècle : celui de premier plan imposé pour qui voulait photographier le château, les deux constituant, avec leur reflet dans l’Arnon, une des valeurs sûres du pittoresque en Bas Berry. |
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